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irrémédiablement sortis. Depuis peu, au moins à l’échelle des histoires longues.
Mais sortis.
Pour ce qui est du comédien, la chose paraît discutable. L’identification n’a
pas mauvaise presse. La conscience des mutations est, comme on sait, tardive –
elle vient dans l’après-coup. Qu’on veuille bien m’excuser alors d’en appeler à
un témoignage pratique. Pour moi, je n’ai certes jamais été un acteur
remarquable, mais j’ai tout de même agi de nombreuses années sur des scènes.
Il ne m’a jamais semblé m’identifier à quelque rôle que ce soit. Lorsqu’à
quatorze ans (l’âge où les identifications s’attrapent sans peine), je jouais
Trissotin, je ne me «prenais pas pour» Trissotin. Il est vrai qu’il s’agissait de
comédie, où l’identification grippe, dit-on. Brecht le notait: «L’effet de
distanciation est un procédé artistique ancien; on le rencontre dans la comédie».
Mais plus tard – pour m’en tenir aux expériences les plus marquantes – je ne
me suis pas davantage identifié à Brutus, ni, Dieu merci, au Christ. Il est vrai
que nous pratiquions là un théâtre anti-psychologique, déconstructeur des
identités et des rôles, théâtre de montage, de poésie mutante, de collectifs
protéiformes; polémique et d’intervention, profondément post-brechtien sans
trop le savoir. Mais justement: nous ne le pratiquions pas par hasard, ni par
lubie. Et dans l’une des mes (rares) expériences d’allure plus classique, je ne
crois pas m’être «pris pour» un commissaire politique stalinien, lorsqu’il me fut
donné d’avoir à en soutenir la figure sur un théâtre des Boulevards. Dans tous
ces cas, je me suis assurément pris pour, ou plutôt dans, quelque chose qui ne
m’indifférait en rien. Cependant le terme d’identification me semble infidèle à
ce que j’ai, en ces circonstances, vécu.
De façon plus significative sans doute, j’ai eu, dans un travail de metteur
en scène assidu et polymorphe, à diriger la présentation d’œuvres plus
typiquement «dramatiques». J’ai tenté d’en respecter la structure, avec
personnages et situations: je ne pense pas avoir jamais cherché à obtenir des
acteurs quelque identification que ce soit. Il m’a été donné de travailler,
quotidiennement et pendant des années, avec quelques acteurs inspirés, parmi
lesquels Patrick Le Mauff, comédien d’exception, dont le travail, tous les jours,
me donnait une leçon de théâtre. Il nous est arrivé de produire ensemble, après
des mois de tension partagée, lui comme praticien, moi comme regardant, des
créations de rôles dont la puissance me paraît aujourd’hui encore justifier la
valeur métaphysique de la vie. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu, ni vu,
s’identifier jamais à aucun personnage ni héros.
Mais on peut toujours supposer qu’il s’agit là d’une idiosyncrasie d’équipe.
Evoquons alors une pratique commune: celle de spectateur. Qui soutiendra que
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notre mode d’expérience du théâtre consiste à s’identifier aux personnages
figurés sous nos yeux? Nous ne nous reconnaissons plus en Rodrigue, nous ne
«sommes» plus, à aucun titre, Phèdre, Lorenzaccio ni Prouhèze. Cela ne
signifie pas que leur affaire ne nous «touche» plus, ni que nous ne rapportons
rien de leur histoire à des questions, ou des séquences, qui soient les nôtres. A
voir Bérénice (plus encore à l’entendre), ou Lear, ou La Mouette, quelque chose
m’agite qui touche à mon amour, à ma folie, ou à ma vie manquée.
irrémédiablement sortis. Depuis peu, au moins à l’échelle des histoires longues. notre mode d’expérience du théâtre consiste à s’identifier aux personnages Mais sortis. figurés sous nos yeux? Nous ne nous reconnaissons plus en Rodrigue, nous ne Pour ce qui est du comédien, la chose paraît discutable. L’identification n’a «sommes» plus, à aucun titre, Phèdre, Lorenzaccio ni Prouhèze. Cela ne pas mauvaise presse. La conscience des mutations est, comme on sait, tardive – signifie pas que leur affaire ne nous «touche» plus, ni que nous ne rapportons elle vient dans l’après-coup. Qu’on veuille bien m’excuser alors d’en appeler à rien de leur histoire à des questions, ou des séquences, qui soient les nôtres. A un témoignage pratique. Pour moi, je n’ai certes jamais été un acteur voir Bérénice (plus encore à l’entendre), ou Lear, ou La Mouette, quelque chose remarquable, mais j’ai tout de même agi de nombreuses années sur des scènes. m’agite qui touche à mon amour, à ma folie, ou à ma vie manquée. Il ne m’a jamais semblé m’identifier à quelque rôle que ce soit. Lorsqu’à quatorze ans (l’âge où les identifications s’attrapent sans peine), je jouais Trissotin, je ne me «prenais pas pour» Trissotin. Il est vrai qu’il s’agissait de comédie, où l’identification grippe, dit-on. Brecht le notait: «L’effet de distanciation est un procédé artistique ancien; on le rencontre dans la comédie». Mais plus tard – pour m’en tenir aux expériences les plus marquantes – je ne me suis pas davantage identifié à Brutus, ni, Dieu merci, au Christ. Il est vrai que nous pratiquions là un théâtre anti-psychologique, déconstructeur des identités et des rôles, théâtre de montage, de poésie mutante, de collectifs protéiformes; polémique et d’intervention, profondément post-brechtien sans trop le savoir. Mais justement: nous ne le pratiquions pas par hasard, ni par lubie. Et dans l’une des mes (rares) expériences d’allure plus classique, je ne crois pas m’être «pris pour» un commissaire politique stalinien, lorsqu’il me fut donné d’avoir à en soutenir la figure sur un théâtre des Boulevards. Dans tous ces cas, je me suis assurément pris pour, ou plutôt dans, quelque chose qui ne m’indifférait en rien. Cependant le terme d’identification me semble infidèle à ce que j’ai, en ces circonstances, vécu. De façon plus significative sans doute, j’ai eu, dans un travail de metteur en scène assidu et polymorphe, à diriger la présentation d’œuvres plus typiquement «dramatiques». J’ai tenté d’en respecter la structure, avec personnages et situations: je ne pense pas avoir jamais cherché à obtenir des acteurs quelque identification que ce soit. Il m’a été donné de travailler, quotidiennement et pendant des années, avec quelques acteurs inspirés, parmi lesquels Patrick Le Mauff, comédien d’exception, dont le travail, tous les jours, me donnait une leçon de théâtre. Il nous est arrivé de produire ensemble, après des mois de tension partagée, lui comme praticien, moi comme regardant, des créations de rôles dont la puissance me paraît aujourd’hui encore justifier la valeur métaphysique de la vie. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu, ni vu, s’identifier jamais à aucun personnage ni héros. Mais on peut toujours supposer qu’il s’agit là d’une idiosyncrasie d’équipe. Evoquons alors une pratique commune: celle de spectateur. Qui soutiendra que 57 58
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